Pas de
France sans autre Europe
Photo Denis Charlet. AFP
L’élection de Macron n’est pas une condition
suffisante pour que la question européenne devienne le terrain d’un engagement
collectif. En revanche celle de Le Pen est une recette sûre pour qu’elle soit
détournée de son sens.
De quoi demain ? Je
reprends ici un titre de Derrida, emprunté à Victor Hugo : il convient
bien pour évoquer ce qui taraude de nombreux électeurs, dans la gauche plus ou
moins radicale, au moment d’affronter le «devoir électoral» du second tour. Je
ne pense pas lever les incertitudes qui nous bouchent l’horizon. Mais je
voudrais tenter, à notre usage commun, de les circonscrire et de les nommer.
Nous savons contre
quoi nous allons voter, pourquoi nous le faisons et comment le faire. Sans
faux-fuyant, en choisissant l’adversaire de Marine Le Pen, qui porte un nom sur
les bulletins : Emmanuel Macron. Ce qui est en cause n’est pas seulement
le programme détestable du Front national. Ce sont les effets qu’entraînerait
l’arrivée au pouvoir, ou même près de lui, d’un parti néofasciste, issu de
l’Algérie française et de l’OAS, fondé sur la dénonciation de l’immigration et
la désignation d’un ennemi intérieur : comme en Angleterre après le
Brexit, mais à la puissance dix, une vague d’agressions racistes, islamophobes
et xénophobes. Un effondrement des valeurs républicaines et des sécurités de la
personne. Il ne suffit donc pas que Le Pen perde l’élection, il faut qu’elle
subisse une lourde défaite. Ce n’est pas évident.
Il importe aussi de
savoir pour qui nous allons voter : un technocrate ambitieux, intelligent
mais minoritaire, partisan du néolibéralisme et de la «modernisation» de la
société française dans un cadre européen, mis en orbite par un réseau de
financiers et de hauts fonctionnaires, soutenu par une génération de jeunes
adeptes de la «troisième voie», et qui s’est exprimé clairement sur les crimes
de la colonisation. Mais surtout, pour quels effets à venir : comment
notre vote affectera-t-il la situation que vient de révéler le premier tour ?
Je ne parle pas ici de «troisième tour» ou de majorité potentielle, mais de
l’état même de la politique en France. Et je me contenterai de poser deux questions.
Notre système
politique est en crise institutionnelle, sans restauration possible. Comme
ailleurs, bien qu’avec des traits propres, il est devenu ingouvernable par les
voies «normales», dont faisait partie l’alternance des partis de centre-droit
et de centre-gauche. Le fait qu’ils aient pratiqué des politiques réelles de
plus en plus indiscernables, est un symptôme de cette crise, largement
responsable de la délégitimation qui affecte la «forme parti», mais il en est
aussi l’un des effets. Emmanuel Macron, ayant autrefois étudié la dialectique
hégélienne, tente de transformer la négation en affirmation par la synthèse des
contraires. En face du «ni droite ni gauche» de la tradition fasciste, il
propose un «en même temps de droite et de gauche». Cela ne pourrait marcher que
s’il avait les moyens d’apparaître comme un homme providentiel au-dessus des
forces sociales. Comme ce n’est pas et ne sera pas le cas, la crise ira
s’approfondissant, mettant en péril la solidité des idéaux démocratiques.
A nous, par conséquent,
d’inventer des institutions, des formations non pas moins mais plus
représentatives, et plus sincères dans l’expression des conflits réels,
redonnant aux citoyens le pouvoir d’influer sur les choix de gouvernement. Ce
chantier d’essence populaire et non pas populiste, que certains mouvements
récents ont esquissé, y compris pendant la campagne, doit demeurer ouvert en
permanence dans la période dangereuse que nous allons traverser.
Il n’est pas
séparable du chantier de la «fracture sociale». Toutes sortes de formulations
circulent pour expliquer que de nouveaux clivages sociaux, culturels,
territoriaux, professionnels, générationnels, ont pris la relève de
l’antagonisme entre la «droite» et la «gauche». Ce n’est pas faux, du moins si
l’on se réfère à une définition conventionnelle. Mais la traduction de ces
clivages en alternatives idéologiques comme «nationalisme contre mondialisme»
ou «fermeture contre ouverture», est hautement mystificatrice ! Ce qui est
vrai, c’est d’une part que les inégalités s’aggravent dramatiquement, d’autre
part que des antagonismes nouveaux induits par la mondialisation surgissent
entre les pauvres, ou les non-riches, plus généralement entre les travailleurs,
les usagers, les fonctionnaires, les étudiants, tous assujettis aux logiques de
rentabilité financière. Cela ne fait pas disparaître la lutte des classes, mais
en obscurcit singulièrement les enjeux, et surtout empêche sa cristallisation
dans des mouvements politiques, qui de toute façon n’est jamais allée de soi.
Pour exorciser la
violence dont sont porteuses ces «contradictions au sein du peuple», pour en
dégager des perspectives d’avenir, il faudra beaucoup de réflexion et de
confrontations, mais surtout il faut pousser de toutes nos forces à d’autres
politiques économiques : non pas sous forme de dérégulation sauvage et de
restriction des droits du travail, ou inversement de protectionnisme et de
renforcement des frontières, mais – comme le suggère l’économiste Pierre-Noël
Giraud – des politiques néo-mercantilistes de redistribution des
investissements entre les emplois nomades et les emplois sédentaires (ce qui
n’est pas du tout la même chose que de choisir entre le «travail national» et
l’immigration) et de transition énergétique. Or, pour des raisons d’efficacité
aussi bien que de solidarité, elles n’ont de sens qu’à l’échelle de l’Europe –
à condition que celle-ci, évidemment, inverse le cours qu’elle a pris depuis
l’adoption du dogme de la «concurrence libre et non faussée» et de ses
corrélats, l’austérité budgétaire et l’immunité des banques.
C’est pourquoi il
est regrettable que, dans la campagne actuelle, le débat sur les implications
européennes de la politique française se limite à des antithèses grossières, ou
des considérations formelles sur les institutions de la zone euro, au lieu
d’affronter la question des rapports de pouvoir dans l’espace européen, lui
aussi en pleine crise systémique, et de son avenir. Pas d’autre France sans
autre Europe. L’élection de Macron n’est pas une condition suffisante pour que
ces problèmes deviennent le terrain d’un engagement collectif. En revanche
celle de Le Pen est une recette sûre pour qu’ils soient constamment détournés
de leur sens.
Du passé ne faisons
pas table rase, mais tirons toutes les leçons. Par ce qu’elle révèle, par ce
qu’elle fait craindre, par ce qu’elle peut susciter, l’élection n’est qu’un
moment, mais incontournable. A nous de le traverser, utilement, les yeux
ouverts.
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