sexta-feira, 26 de junho de 2020
INVESTIR NO PATRIMÓNIO HUMANO
Comment investir dans le patrimoine humain?
Dominique Méda
Na revista Alternatives Economiques de junho, dedicada principalmente às vias possíveis de saída da pandemia, a socióloga e copresidente do «Forum pour d'autres indicateurs de richesse (Fair)» Dominique Méda sublinha a importância do investimento nas pessoas - condições de vida e de saúde - como meio seguro de contornar futuras adversidades.
Os grupos mais atingidos pela pandemia estão a ser os que menores salários auferem. No entanto, são esses mesmos grupos que suportaram e suportam o funcionamento de serviços essenciais, ficando, por isso mais expostos á contaminação.
Propõe, assim, a revisão dos salários e a melhoria das condições de trabalho desses setores. Por outro lado, defende o investimento massiço na saúde pública de largo espetro: prevenção, educação, tratamentos.
Apenas, um breve apontamento.Aconselha-se a leitura integral do artigo.
sábado, 6 de junho de 2020
"DESECONOMIZAR" A NOSSA VIDA COLETIVA PARA SOBREVIVER
Dou a conhecer um novo artigo de Bruno Latour, pela atualidade e pelas preocupações, quanto ao futuro pospandemia. A retoma económica em perspetiva em nada se altera, relativamente ao paradigma dominante, responsável pela degradação do planeta e pelas insistentes fraturas sociais que se verificam em todo o mundo.
O texto foi retirado do site AOC (Analyse, Opinion, Critique)
O texto foi retirado do site AOC (Analyse, Opinion, Critique)
Êtes-vous prêts à vous déséconomiser ?
Par Bruno Latour
PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE
Que le Président
s’entoure d’un conseil d’experts économistes ne peut, après la Covid-19, que
susciter l’effroi. Nombreux étaient les chercheurs et les activistes qui
savaient déjà combien l’économie peut apparaître détachée de l’expérience
usuelle des humains mais la douloureuse expérience de la pandémie a popularisé
ce décalage. Ce sont des millions de gens qui ont vécu la même expérience que
Jim Carrey, le héros du Truman Show : ils ont fini par crever
le bord du plateau et réalisé que le décor se détachait de l’armature
métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience, de ce décalage, de
ce doute, on ne se remet pas.
« Le chef de l’État
met en place une commission d’experts internationaux pour préparer les grands
défis », écrit Le Monde dans son édition du 29 mai et
les journalistes d’ajouter : « “Le choix a été fait de privilégier une
commission homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les
réponses des académiques sur les grands défis. Mais leurs travaux ne seront
qu’une brique parmi d’autres, cela n’épuisera pas les sujets”, rassure-t-on à
l’Elysée ». Pourquoi ne me suis-je pas senti « rassuré » du tout ? M’est revenu
le souvenir de la Restauration, à laquelle la Reprise après le confinement
risque de plus en plus de ressembler : comme les Bourbons de 1814, il est bien
possible que la dite commission, même composée d’excellents esprits, n’ait «
rien oublié et rien appris »…
Il serait bien dommage
de perdre trop vite tout le bénéfice de ce que la Covid-19 a révélé
d’essentiel. Au milieu du chaos, de la crise mondiale qui vient, des deuils et
des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir :
quelque chose cloche dans l’économie. D’abord, évidemment parce qu’il semble
qu’on puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement
irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de
catastrophe. Ensuite, parce que tous les confinés se sont aperçus que les
rapports de classe, dont on disait gravement qu’ils avaient été effacés, sont
devenus aussi visibles que du temps de Dickens ou de Proudhon : la hiérarchie
des valeurs a pris un sérieux coup, ajoutant une nouvelle touche à la célèbre
injonction de l’Évangile : « Les premiers (de cordée) seront les derniers et
les derniers seront les premiers » (de corvée) (Mt, 19-30)…
Que quelque chose
cloche dans l’économie, direz-vous, on le savait déjà, cela ne date quand même
pas du virus. Oui, oui, mais ce qui est plus insidieux, c’est qu’on se dit
maintenant que quelque chose cloche dans la définition même du
monde par l’économie. Quand on dit que « l’économie doit reprendre »,
on se demande, in petto, « Mais, au fait, pourquoi ? Est-ce une si
bonne idée que ça ? ».
Voilà, il ne fallait
pas nous donner le temps de réfléchir si longtemps ! Emportés par le
développement, éblouis par les promesses de l’abondance, on s’était
probablement résignés à ne plus voir les choses autrement que par le prisme de
l’économie. Et puis, pendant deux mois, on nous a extrait de cette évidence,
comme un poisson sorti de l’eau qui prendrait conscience que son milieu de vie
n’est pas le seul. Paradoxalement, c’est le confinement qui nous a
« ouvert des portes » en nous libérant de nos routines habituelles.
Du coup, c’est le
déconfinement qui devient beaucoup plus douloureux ; comme un prisonnier
qui aurait bénéficié d’une permission trouverait encore plus insupportable de
retrouver la cellule à laquelle il avait fini par s’habituer. On attendait un
grand vent de libération, mais il nous enferme à nouveau dans l’inévitable
« marche de l’économie », alors que pendant deux mois les explorations
du « monde d’après » n’avaient jamais été plus intenses. Tout va donc
redevenir comme avant ? C’est probable, mais ce n’est pas inévitable.
La vie matérielle n’est
pas faite, par elle-même, de relations économiques.
Le doute qui s’est
introduit pendant la pause est trop profond ; il s’est insinué trop largement ;
il a pris trop de monde à la gorge. Que le Président s’entoure d’un conseil
d’experts économistes auraient encore paru, peut-être, en janvier, comme un
signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi :
« Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la
situation actuelle comme faisant partie de
l’économie ? Et confier toute l’affaire à une ‘commission homogène en
termes de profils et d’expertise’». Mais, sont-ils encore compétents pour
saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de cette
suspension imprévue ?
Que l’économie puisse
apparaître comme détachée de l’expérience usuelle des humains,
nombreux sont les chercheurs et les activistes qui le savaient, bien sûr, mais
la douloureuse expérience de la pandémie, a popularisé ce décalage. Ce sont des
millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros
du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et
réalisé que le décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir
debout. De cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas.
Vous ne ferez jamais rentrer Carrey une deuxième fois sur
votre plateau de cinéma — en espérant qu’il « marche » à
nouveau !
Jusqu’ici, le terme
spécialisé pour parler de ce décalage était celui d’économisation. La
vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques. Les
humains entretiennent entre eux et avec les choses dans lesquelles ils
s’insèrent une multitude de relations qui mobilisent une gamme
extraordinairement large de passions, d’affects, de savoir-faire, de techniques
et d’inventions. D’ailleurs, la plupart des sociétés humaines n’ont pas de
terme unifié pour rendre compte de cette multitude de relations : elles
sont coextensives à la vie même. Marcel Mauss depuis cent ans, Marshall Sahlins
depuis cinquante, Philippe Descola ou Nastassja Martin aujourd’hui, bref une
grande partie de l’anthropologie n’a cessé d’explorer cette piste[1].
Il se trouve seulement
que, dans quelques sociétés récentes, un important travail de formatage a tenté (mais
sans jamais y réussir complètement) de réduire et de simplifier ces relations,
pour en extraire quelques types de passion, d’affect, de
savoir-faire, de technique et d’invention, et d’en ignorer tous
les autres. Utiliser le terme d’économisation, c’est souligner ce travail de formatage
pour éviter de le confondre avec la multitude des relations nécessaires à la
continuation de la vie. C’est aussi introduire une distinction entre les disciplines
économiques et l’objet qui est le leur (le mot
« disciplines » est préférable à celui de « sciences » pour
bien souligner la distance entre les deux). Ces activités procèdent au
formatage, à ce qu’on appelle des « investissements de forme », mais
elles ne peuvent tenir lieu de l’expérience qu’elles
simplifient et réduisent. La distinction est la même qu’entre construire le
plateau où Jim Carrey va « se produire » et diffuser la
production dans laquelle il va devoir jouer.
L’habitude a été prise
de dire que les disciplines économiques performent la chose
qu’elles étudient — l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner
toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par
l’acte même de le dire — promesses, menaces ou acte légal[2].
Rien d’étrange à cela, et rien non plus de critique. C’est un principe général
qu’on ne peut saisir un objet quelconque sans l’avoir préalablement formaté.
Par exemple, il y a
aujourd’hui peu de phénomène plus objectif et mieux assuré que celui de
l’asepsie. Pourtant, quand je veux prouver à mon petit-fils de dix ans,
l’existence de l’asepsie, je dois lui faire apprendre l’ensemble des
gestes qui vont conserver à l’abri de toute contamination le bouillon
de poulet qu’il a enfermé dans un pot à confiture (et ce n’est pas facile à
expliquer par Zoom pendant le confinement). Il ne suffit pas de lui montrer des
ballons de verre sortis des mains du verrier de Pasteur dont le liquide est
encore parfaitement pur après cent cinquante ans. Il faut qu’Ulysse obtienne la
réalisation de ce fait objectif par l’apprentissage de tout un
ensemble de pratiques qui rendent possible l’émergence d’un phénomène
entièrement nouveau : l’asepsie devient possible grâce à ces pratiques et
n’existait pas auparavant (ce qui va d’ailleurs créer, pour les microbes, une
pression de sélection tout à fait nouvelle, elle aussi). La permanence de
l’asepsie comme fait bien établi dépend donc de la permanence d’une institution —
et des apprentissages soigneusement entretenus dans les laboratoires, les
salles blanches, les usines de produits pharmaceutiques, les salles de travaux
pratiques, etc.
En poursuivant le
parallèle, l’économisation est un phénomène aussi objectif, mais également
aussi soigneusement et obstinément construit, que l’asepsie. Il suffit
qu’Ulysse fasse la moindre erreur dans l’ébouillantement de son flacon de
verre, ou dans la mise sous couvercle, et, dans quelques jours, le bouillon de
poulet sera troublé. Il en est de même avec l’économisation : il suffit de
nous laisser deux mois confinés, hors du cadrage habituel, et voilà que les
« mauvaises habitudes » reviennent, que d’innombrables relations dont
la présence étaient oubliée ou déniée se mettent à proliférer. Se garder des
contaminations est aussi difficile que de rester longtemps économisable.
La leçon vaut pour la Covid aussi bien que pour les disciplines économiques. Il
faut toujours une institution en bon état de marche pour maintenir la
continuité d’un fait ou d’une évidence.
L’Homo oeconomicus existe mais il n’a
rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il
s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont on
aurait coupé les crédits
Pas plus que les
microbes n’étaient préparés à se trouver affrontés aux gestes barrières de
l’asepsie inventés par les pastoriens, les humains plongés dans les relations
matérielles avec les choses dont ils jouissaient, ne s’étaient préparés au
dressage que l’économisation allait leur imposer à partir du 18ème siècle. De soi,
personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son
intérêt égoïste, et d’entrer en compétition avec
tous les autres, à la recherche d’un profit. Tous les mots
soulignés désignent des propriétés qui ont fini par exister bel et bien dans le
monde, mais qu’il a fallu d’abord extraire, maintenir, raccorder, assurer par
un immense concours d’outils de comptabilité, de titres de propriétés, d’écoles
de commerce et d’algorithmes savants. Il en est de l’Homo oeconomicus comme
des lignées pures de bactéries cultivées dans une boite de Pétri : il existe,
mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et
voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un
laboratoire dont on aurait coupé les crédits — prêts à faire ensuite le tour du
monde.
On peut même aller
plus loin. Dans un livre plein d’humour (et dans un article récent de Libération),
David Graeber fait la suggestion que la « mise en économie » est
d’autant plus violente que le formatage est plus difficile et que les agents
« résistent » davantage à la discipline[3].
Moins l’économisation paraît réaliste, plus il faut d’opérateurs, de
fonctionnaires, de consultants, de comptables, d’auditeurs de toutes sortes
pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement compter le nombre de
plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil électronique et une
feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une
aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les
intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel.
D’où, d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».
Si l’expérience de la
pandémie a un sens, c’est de révéler la vitesse à laquelle la notion de
productivité dépend des instruments comptables. Oui, c’est vrai, on ne peut pas
calculer bien exactement la productivité des enseignants, des infirmières, des
femmes au foyer. Quelle conclusion en tirons-nous ? Qu’ils sont
improductifs ? Qu’ils méritent d’être mal payés et de se tenir au bas de
l’échelle ? Ou que c’est sans importance, parce que ce le problème n’est
pas là ? Quel que soit le nom que vous donniez à leur
« production », elle est à la fois indispensable et incalculable :
eh bien, que d’autres s’arrangent avec cette contradiction : cela veut
simplement dire que ces activités appartiennent à un genre d’action inéconomisable.
C’est la réalisation par tout un chacun que ce défaut de comptabilité est
« sans importance » qui sème le doute sur toute opération
d’économisation. C’est là où la prise économique sur les conditions de vie se
sépare de ce qu’elle décrivait, comme un pan de mur craquelé se détache du
décor.
« Mais sûrement,
diront les lecteurs, à force de disciplines économiques qui instituent
l’économie comme extraction des relations qui permettent la vie, nous, en tous cas,
nous les producteurs et les consommateurs des pays industriels, nous
sommes bien devenus, après tant de formatage, des gens
économisables de part en part et sans quasi de résidu. Il peut bien exister
ailleurs, autrefois, et dans les émouvants récits des ethnologues, d’autres
façons de se relier au monde, mais c’est fini pour toujours, en tous cas pour
nous. Nous sommes bel et bien devenus ces individus égoïstes en compétition les
uns avec les autres, capables de calculer nos intérêts à la virgule près ? »
C’est là, où le choc
de la Covid oblige à réfléchir : croire à ce caractère irréversible, c’est
comme de croire que les progrès de l’hygiène, des vaccins, et des méthodes
antiseptiques nous avaient débarrassé pour toujours des microbes… Ce qui était
vrai en janvier 2020, ne l’est peut-être plus en juin 2020.
Il suffit d’une pause
de deux mois pour réussir ce que les nombreux travaux des sociologues des
marchés et des anthropologues des finances n’auraient jamais pu obtenir :
la conviction largement partagée que l’économie tient aussi longtemps que
l’institution qui la performe — mais pas un jour de plus. Le
pullulement des modes de relations nécessaires à la vie continue, déborde,
envahit l’étroit format de l’économisation, comme le grouillement des milliards
de virus, de bactériophages et de bactéries continue de relier, de milliards de
façons différentes, des êtres aussi éloignés que des chauve-souris, des chinois
affamés ou gastronomes, sans oublier peut-être Bill Gates et le Dr Fauci. En
voilà une contamination : d’une cinquantaine de collègues à des dizaines
de millions de personnes qui rejoignent sans coup férir les très nombreux
mouvements, syndicats, partis, traditions diverses qui avaient déjà de très
bonnes raisons de se méfier de l’économie et des économistes (aussi
« experts », « homogènes » et qualifiés qu’ils soient).
L’infortuné Jim Carrey est devenu foule.
Ce que la pandémie
rend plus intense, ce n’est donc pas simplement un doute sur l’utilité et la
productivité d’une multitude de métiers, de biens, de produits et d’entreprises
— c’est un doute sur la saisie des formes de vie dont chacun a besoin pour
subsister par les concepts et les formats venus de l’économie. La productivité
— son calcul, sa mesure, son intensification — est remplacée peu à peu, grâce
au virus, par une question toute différente : une question de subsistance. Là
est le virage ; là est le doute ; là est le ver dans le fruit :
non pas que et comment produire, mais
« produire » est-il une bonne façon de se relier au monde ? Pas
plus qu’on ne peut continuer de « faire la guerre » au virus en
ignorant la multitude des relations de coexistence avec eux, pas plus on ne
peut continuer « à produire » en ignorant les relations de
subsistance qui rendent possible toute production. Voilà la leçon durable de la
pandémie.
Et pas simplement
parce que, au début, pendant deux mois, on a vu passer beaucoup de cercueils à
la télé et entendu des ambulances traverser les rues désertes ; mais aussi
parce que, de fil en aiguille, de questions de masques en pénurie de lits
d’hôpital, on en est venu à des questions de valeur et de politique de la vie —
ce qui la permet, ce qui la maintient, ce qui la rend vivable et juste.
Au début, bien sûr,
c’était empêcher la contagion, par l’invention paradoxale de ces gestes
barrières qui exigeaient de nous, par solidarité, de rester enfermés chez nous.
Ensuite, deuxième étape, on a commencé à voir proliférer en pleine lumière ces
métiers de « petites gens » dont on s’apercevait, chaque jour
davantage, qu’ils étaient indispensables — retour de la question des classes
sociales, clairement racialisées. Retour aussi des durs rapports géopolitiques
et des inégalités entre pays, rendus visibles (c’est là une autre leçon
durable) produit par produit, chaîne de valeur par chaîne de valeur, route de
migration par route de migration.
Troisième étape, la
hiérarchie des métiers a commencé à s’ébranler : on se met à trouver mille
qualités aux métiers mal payés, mal considérés, qui exigent du soin, de
l’attention, des précautions multiples. Les gens les plus indifférents se
mettent à applaudir les « soignants » de leur balcon ; là où ils
se contentaient jusqu’ici de tondre le gazon, les cadres supérieurs s’essayent
à la permaculture ; même les pères en télétravail s’aperçoivent que, pour
enseigner l’arithmétique à leurs enfants, il faut mille qualités de patience et
d’obstination dont ils n’avaient jamais soupçonné l’importance.
Va-t-on s’arrêter là ?
Non, parce que le doute sur la production possède une drôle de façon de proliférer
et de contaminer de proche en proche tout ce qu’il touche : dès qu’on
commence à parler de subsistance ou de pratiques d’engendrement, la liste des
êtres, des affects, des passions, des relations qui permettent de vivre ne
cesse de s’allonger. Le formatage par l’économisation avait justement pour but,
comme d’ailleurs l’asepsie, de multiplier les gestes barrières afin de limiter le
nombre d’êtres à prendre en compte, dans tous les sens du mot. Il
fallait empêcher la prolifération, obtenir des cultures pures, simplifier les
motifs d’agir, seul moyen de rendre les microbes ou les humains, connaissables,
calculables et gérables. Ce sont ces barrières, ces barrages, ces digues qui
ont commencé à craquer avec la pandémie.
Le nouveau régime
climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de
production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de
confinement pour en renouveler l’enjeu.
Ce qui n’aurait pas
été possible sans la persistance d’une autre crise qui la déborde de toute
part. Par une coïncidence qui n’est d’ailleurs pas complètement fortuite, le
coronavirus s’est répandu à toute vitesse chez des gens déjà instruits de
la menace multiforme qu’une crise de subsistance généralisée faisait peser sur
eux. Sans cette deuxième crise, on aurait probablement pris la pandémie comme
un grave problème de santé publique, mais pas comme une question
existentielle : les confinés se seraient gardés de la contagion, mais ils
ne se seraient pas mis à discuter s’il était vraiment utile de produire des
avions, de continuer les croisières dans des bateaux géants en forme de
porte-conteneurs, ou d’attendre de l’Argentine qu’elle fournisse le soja
nécessaire aux porcs bretons. Le nouveau régime climatique, surajouté à la
crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si
fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler
l’enjeu. D’où l’extension prodigieuse de la question de subsistance.
Si la crise sanitaire
a rappelé le rôle des petits métiers, si elle a donné une importance nouvelle
aux professions du soin, si elle a rendu encore plus visible les rapports de
classe, elle a aussi peu à peu rappelé l’importance des autres
participants aux modes de vie, les microbes d’abord, et puis, de fil en
aiguille tout ce qu’il faut pour maintenir en état une économie dont on
s’imaginait jusqu’ici qu’elle était la totalité de l’expérience et qu’elle
allait « reprendre ». Même la journaliste la plus obtuse qui continue à opposer
ceux qui se préoccupent du climat et ceux qui veulent « remplir le frigo », ne
peut plus ignorer qu’il n’y a rien dans le frigo qui ne dépendent du climat —
sans oublier les innombrables micro-organismes associés à la fermentation des
fromages, des yaourts et des bières…
Une citation du livre
de Graeber sur l’origine de la valeur (vieux débat chez les économistes) résume
la situation nouvelle. Il rappelle que la notion de valeur-travail était
devenue une évidence au 19ème siècle avant de disparaître sous
les coups de boutoir du néolibéralisme au 20ème — ce siècle si oublieux de ces
conditions de vie. D’où l’injustice sur les causes de la valeur résumée par
cette phrase : « Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de
richesses’, tout le monde pensera que vous voulez parler des
capitalistes, certainement pas des travailleurs. » Mais
une fois remise en lumière l’importance du travail et du soin, voilà que l’on
s’aperçoit très vite que bien d’autres valeurs, et bien d’autres
« travailleurs » doivent passer à l’action pour que les humains
puissent subsister. Pour capter la nouvelle injustice, il faudrait réécrire la
phrase de Graeber : « Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs
de richesses’ tout le monde pensera que vous parlez des capitalistes ou
des travailleurs, certainement pas des vivants ».
Sous les capitalistes,
les travailleurs, et sous les travailleurs, les vivants. La vieille taupe
continue toujours à bien travailler ! L’attention s’est décalée non pas
d’un cran, mais de deux. Le centre de gravité s’est décalé lui aussi.[4] D’autres
sources de la valeur se sont manifestées. C’est ce monde-là qui apparaît en
pleine lumière, refuse absolument d’en rester au statut de « simple ressource »
que lui octroie par condescendance l’économie standard, et qui déborde tous les
gestes barrières qui devaient les tenir éloignés. C’est très bien de produire,
mais encore faut-il subsister ! Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie
: on croit qu’il est possible d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va
falloir apprendre à vivre avec eux sans trop de dégât pour nous ; on croit
qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise Économique, alors qu’il va
probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie, ce résumé
simplifié des formes de vie
[1] Immense littérature, mais en vrac, Sahlins,
Marshall. Âge de pierre, âge d’abondance. Economie des sociétés
primitives. Paris: Gallimard, 1976 ; Descola, Philippe. The
Ecology of Others (translated by Geneviève Godbout and Benjamin P. Luley).
Chicago: Prickly Paradigm Press, 2013 ; Martin, Nastassja. Les
âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska.
Paris: La Découverte, 2016 ; et pour les sociétés industrielles, Callon,
Michel, ed. Sociologie des agencements marchands. Textes choisis.
Paris: Presses de l’Ecole nationale des mines de Paris, 2013 ; Mitchell,
Timothy. Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole
(traduit par Christophe Jacquet). Paris: La Découverte, 2013.
[2] MacKenzie, Donald, Fabian Muniesa, and Lucia
Siu, eds. Do Economists Make Markets? On the Performativity of
Economics. Princeton: Princeton University Press, 2007.
[3] 2018. Bullshit Jobs. Paris: Les
liens qui libèrent, David Graeber (traduit par Elise Roy) ; et son opinion
dans Libération https://www.liberation.fr/debats/2020/05/27/vers-une-bullshit-economy_1789579
[4] C’est toute
l’entreprise de philosophie des vivants déployée par Baptiste Morizot et en
particulier sa critique de la notion même de production.
PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE,
PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE SCIENCES PO
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